Inaccompli et accompli | |
dans le conflit palestino-israélien |
En français, et dans la plupart de nos grammaires européennes, nous distinguons le passé, le présent et l'avenir, tandis que les grammaires sémitiques, notamment l'hébreu et l'arabe utilisent deux temps, l'accompli et l'inaccompli. |
Une grammaire, ce n'est pas seulement un livre rébarbatif qu'il faut, de gré ou de force, apprendre à l'école et au collège. La grammaire et le dictionnaire sont les outils qui permettent à la pensée de s'exprimer. La pensée n'existe pas sans une langue pour lui servir de support et elle s'organise dans cette langue particulière avec les catégories disponibles par cette grammaire.
L'hébreu et l'arabe sont deux langues cousines. On sait qu'elles s'écrivent toutes deux de droite à gauche, que les voyelles ne sont pas toujours écrites et qu'alors elles se superposent aux consonnes, mais la proximité est encore plus grande. On pourrait comparer leur parenté linguistique à celle existant entre l'espagnol et le portugais.
J'y viens (lentement) ! Si nous avons trois temps, le passé, le présent et le futur, cela nous permet, nous oblige à situer chaque action, chaque parole dans l'une de ces trois catégories.
Avant de se préoccuper de ce qu'ils pensent, il faut comprendre comment ils pensent. Le Palestinien et l'Israélien pensent d'abord dans les catégories de pensées de l'arabe et de l'hébreu. Les grammaires arabe et hébraïque disposent toutes deux de deux temps, l'accompli et l'inaccompli ; l'Israélien et le Palestinien pensent donc en terme d'accompli et d'inaccompli, pas en terme de présent, de passé et de futur. Cela implique un mode de pensée radicalement différent du notre avec ses séparations nettes du passé, du présent et du futur.
Est accomplie une parole ou une action commencée et terminée. Cette action peut s'être déroulée dans le passé ou être prévue terminée dans le futur, peu importe ; il suffit qu'elle ait une fin.
Est inaccomplie une action ou une parole qui dure. Cette parole peut être située dans le passé, le présent ou le futur, peu importe ; .il suffit qu'il y ait continuité ou permanence.
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J'y viens, j'y suis (inaccompli). Les Israéliens juifs sont marqués par la Shoah, cette abomination qu'on vécu les juifs d'Europe exterminés systématiquement et méthodiquement par les nazis. Les Palestiniens, chrétiens et musulmans, sont marqués par la Naqba, cette invasion de leur terre par des étrangers venus d'ailleurs, cette expulsion systématique et méthodique de leurs terres agricoles fertiles de la plaine côtière et de la Galilée.
Shoah et Naqba sont deux mots, le premier hébreu, le second arabe, qui signifient tous deux catastrophe.
Pour nous, européens, ces catastrophes ont eu lieu pour l'une entre 1941 et 1945, pour l'autre entre 1946 et 1949 ; ce sont des événements du passé qu'on doit analyser et en comprendre les mécanismes pour éviter leur reproduction.
Nous connaissons assez bien la première catastrophe, la Shoah et ses circonstances parce que nous étions impliqués dans la seconde guerre mondiale. Nous savons qu'il faut combattre l'anti-judaïsme rampant de Le Pen, ou affirmé de certains excités de nos banlieues, pour éviter que la catastrophe puisse se reproduire.
Nous connaissons assez mal la second catastrophe, ça c'est passé si loin alors que nous étions préoccupés par notre propre reconstruction ! Nous devrions comprendre la rage qu'ont éprouvées les paysans palestiniens, alors politiquement insignifiants et inorganisés, de voir débarquer des juifs expulsés d'Europe pour occuper leurs terres et construire un vrai pays doté d'une armée moderne.
Arabes et Juifs pensent leurs catastrophes dans leurs grammaires.
La catastrophe Shoah est pensée dans le cadre de la grammaire hébraïque. Pour un juif, Israélien ou non, la Shoah est pensée à l'inaccompli.
La catastrophe Naqba est pensée dans le cadre de la grammaire arabe. Pour un arabe, Palestinien ou non, la Naqba est pensée à l'inaccompli.
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Pour nous européens, grâce à notre grammaire, les catastrophes de la Shoah et de la Naqba, si c'étaient les nôtres, feraient partie du passé. C'est ainsi que nous avons tiré un trait sur la première et la seconde guerre mondiale et que nous avons appris à construire un avenir en opposition avec ces malheurs.
Pour les hébraïophones et arabophones, il n'est aujourd'hui pas (encore ?) possible de construire un avenir car les catastrophes, tant la Shoah que la Naqba, sont vécues à l'inaccomplie, passées et toujours actuelles empêchant toute vision optimiste de l'avenir.
Car le présent est la continuité du passé, le futur est le prolongement du présent, sans rupture, sans discontinuité. Comment serait-il, quand sera-t-il possible d'imaginer un futur de paix en rupture complète avec les catastrophes vécues.
Je ne sais, sauf qu'il faut d'abord que l'une et l'autre partie reconnaissent que la catastrophe de l'autre est aussi importante pour l'autre que la sienne pour soi. Reconnaître la réalité du passé pour le clore.
C'est en partie ce qu'a voulu faire Émile Shoufani, le curé de Nazareth, Palestinien (de nationalité israélienne) qui a emmené un groupe de Palestiniens chrétiens et musulmans et de juifs Israéliens "visiter" les camps nazis de la mort, pour faire mémoire ensemble, pour se rendre compte de ce que c'était, et pour vérifier que c'était terminé, accompli.
Pour l'instant la partie israélienne, tant le gouvernement que les juifs, refuse de reconnaître, et même d'imaginer, que leur arrivée et la constitution de l'État juif a constitué une Naqba, une catastrophe pour le peuple palestinien qui vivait là sans histoire.
Les manuels scolaires palestiniens ont changé (il est vrai très récemment, mais avant c'étaient des manuels jordaniens ou égyptiens) et enseignent aux gamines et gamins ce que fut la Shoah pour les juifs.
On attend toujours que les manuels scolaires israéliens reconnaissent la réalité de la Naqba en contre point à la célébration de la création de leur état en 1948. |
Pour sortir de l'impasse, on peut imaginer plusieurs pistes de solutions :
Il ne s'agit pas que chacun se dise victime d'une catastrophe, cela ne ferait pas avancer la question d'un centimètre ; il faut que chacun montre qu'il est capable un instant de prendre la place de l'autre, de comprendre la source de sa douleur.
À l'origine, certes, mais pas coupable car ce sont la Grande-Bretagne et la France qui sont coupables d'avoir décidé l'implantation d'un foyer juif en Palestine, et ce sont les pays occidentaux qui ont décidé la création de l'état d'Israël et qui, par là même, se sont "débarrassés" de leur "problème" juif et de leur mauvaise conscience d'avoir laissé faire la Shoah. C'est pourquoi la double déclaration devrait en fait être triple : en plus des deux états directement partie prenante au conflit, il faut que les pays occidentaux existants en 1948 reconnaissent leur culpabilité à la fois dans la Shoah qu'il n'ont pas su éviter et dans la Naqba qu'ils ont indirectement provoqué.
Israël et la Palestine sont comme ces vieux couples qui se déchirent de ne pas, ne plus, pouvoir dire "je te reconnais", "je sais ta douleur et je la respecte … s'il te plait comprends-moi et ma douleur".
Parfois, il faut un tiers thérapeute qui fasse circuler la parole et qui permette que chacun s'adresse à l'autre par son entremise. |
@ de cette page :
http://jean-luc.dupaigne.name/fr/pol/ps_grammaire.html
Date de création : 22 novembre 2003.
Dernière révision : 10 décembre 2003.
Dernière révision technique : 19 janvier 2005.
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